De la protection de l’audience des sites internet

Internet pose toujours des problèmes aux juridictions françaises. Les jurisprudences peuvent ainsi apparemment s’opposer.

Les juridictions françaises peinent à s’approprier ce média qu’est internet. Deux jurisprudences récentes en sont l’illustration. Dans des circonstances de faits proches, les juges viennent à prendre des décisions opposées. A l’origine de ce hiatus, l’absence de prise en compte du réseau internet comme un média, aux problématiques similaires à celles de la télévision, mettant en rapport trois acteurs : des vendeurs d’espaces publicitaires, des annonceurs et un public.

De l’appropriation licite de l’audience d’un tiers

La première affaire qui retiendra notre attention est celle jugée par la Cour de cassation dans son arrêt du 31 octobre 2012. Le litige oppose M6 à l’exploitant d’un site internet qui répertorie et permet l’accès aux émissions des chaînes de télévision que ces dernières diffusent en « catch-up TV », sur leur site web.

Le site en question se présente comme une sorte d’annuaire des émissions disponibles, sur les sites internet des chaînes, en télévision de rattrapage. L’internaute qui utilise ce site, lorsqu’il sélectionne un programme à visionner, se voit rediriger sur le site de la chaîne en question, sans passer par sa page d’accueil.

M6 a entendu mettre un terme à cette pratique s’agissant de ses programmes. Elle a invoqué à l’appui de sa demande en justice contre Tv-replay.fr de nombreux arguments qui, un à un, ont été écartés par les juges de cassation, confirmant ainsi la décision d’appel.

M6 a fait d’abord valoir que le site en question violait les conditions d’utilisation de ses sites m6replay et w9replay, lesquelles interdisent notamment de « détourner ou faire un usage commercial du Service M6Replay à moins d’avoir obtenu au préalable un accord exprès de M6 ». Les juges écartent ce premier argument en relevant que l’accès à la page d’accueil des sites m6 replay et w9 replay et aux programmes à revoir est libre et direct et ne suppose ni prise de connaissance ni acceptation préalable des conditions générales d’utilisation. En conséquence, la simple mise en ligne de conditions générales d’utilisation (CGU) « accessibles par un onglet à demi dissimulé en partie inférieure de l’écran », ne suffit pas à mettre à la charge des utilisateurs des services proposés une obligation de nature contractuelle.

Cette décision est dans la ligne d’une précédente décision de la Cour d’appel de Paris du 23 mars 2012 qui avait déjà écarté l’application de CGU simplement présentes sur un site, mais non expressément acceptées par ses visiteurs. Ces décisions, parfaitement logiques, en disent long sur l’intérêt qu’il y a à rédiger des CGU pour un site web d’accès libre…

M6 a ensuite fait valoir que l’usage que permettait le site Tv-replay.fr de ses vidéos était une atteinte à son droit de producteur de bases de données ; laquelle base aurait été constituée par l’ensemble des vidéos de son site de rattrapage. La cour de cassation approuve la cour d’appel d’avoir écarté cet argument au motif que M6 ne justifie pas avoir consenti des investissements substantiels pour la constitution de la base de données en cause, ni pour sa vérification ou sa présentation.

Ici encore, la conclusion à laquelle arrivent les juges est dans la droite ligne de la jurisprudence en matière de protection des bases de données. Un site web, qui certes constitue bien un investissement, n’est pas pour autant une base de données susceptible de protection, faute d’investissement autonome dans la constitution de la base.

M6 invoque également à l’encontre du site en cause, un comportement parasitaire, celui-ci, selon M6, tirant indûment profit sans rien dépenser, des investissements, des efforts et du savoir-faire de M6 consacrés à la production des programmes et à leur promotion. Les juges écartent encore l’argument sur la constatation que l’utilisateur de tv-replay n’est pas dirigé vers le programme recherché isolé de tout contexte, mais au contraire dans la fenêtre de navigation du site m6replay.fr, laquelle donne accès à toutes les autres fonctionnalités du site, dont les bannières publicitaires.

Si chacune des motivations des juges, prises isolément, semble imparable, la conclusion à laquelle ils aboutissent n’emporte pas la conviction. Une dimension semble avoir échappé aux juridictions saisies du litige : celle de l’audience. Les sites internet fonctionnent aujourd’hui sur le même modèle économique que les télévisions gratuites. Ils déploient leurs efforts et leurs investissements pour générer une audience, constituée par les internautes qui visitent leurs pages, et valorisent cette audience par la vente d’espaces publicitaires.

Le site tv-replay n’aurait pas d’objet propre s’il ne pouvait renvoyer vers les contenus des sites des chaînes de télévision. Son activité est directement dépendante de l’activité de ces chaînes et il ne fait pas de doute que des internautes arrivent sur ce site en premier lieu, alors que sans son existence, ils seraient allés directement sur le site de la chaine. Il y a donc bien une « captation » de l’audience primaire du site internet de la chaine.

De l’appropriation illicite de l’audience d’un tiers

Le résultat de l’affaire M6 / Tv-replay.fr est d’autant plus déconcertant si on le compare avec celui obtenu dans l’affaire LePoint.fr / jeanmarcmmorandini.com. Dans un arrêt du 9 novembre 2012, la Cour d’appel de Paris a condamné la reprise par ce site de brèves d’actualité provenant du site lepoint.fr.

Dans cette affaire, Le Point reprochait à jeanmarcmmorandini.com d’avoir commis des actes de concurrence déloyale et de contrefaçon en reprenant ses articles et brèves de manière intensive. Après examen de huit articles ou brèves versés au débat, la Cour retient le grief fondé sur la concurrence déloyale.

La pratique du site litigieux consistait à reprendre les textes de brèves d’actualité publiées sur le site lepoint.fr, en faisant débuter la brève par la formule « Selon le journal Le Point… ». Les juges d’appel relèvent qu’on ne saurait s’autoriser le pillage quasi systématique des informations d’un organe de presse par ce simple artifice, et partant, de ses investissements humains et financiers. Ils caractérisent le comportement parasitaire et fautif en relevant que l’éditeur du site litigieux « s’épargne la charge de cet investissement et en tire un profit réel puisqu’il bénéficie de nombreux encarts publicitaires dont il est permis d’affirmer que les informations puisées notamment auprès du journal Le Point et de son site www.lepoint.fr sont pour partie à l’origine des recettes induites ».

Dans cette affaire, l’internaute découvrant les brèves sur le site litigieux n’était pas conduit à aller sur le site du Point pour consulter l’information. Le détournement d’audience était total puisque le site du Point se trouvait privé des visites que ces brèves lui auraient normalement apportées.

Il ne reste pas moins que le comportement qui n’a pas été condamné dans l’affaire M6 repose sur une motivation identique : l’utilisation du contenu mis en ligne par un tiers pour générer, à son profit, des visites sur son propre site web. Cet usage, qui peut sembler être consubstantiel au WWW – basé sur les liens hypertextes d’un site vers un autre – cesse d’être anodin et peut devenir condamnable lorsqu’il s’exerce dans une sphère commerciale et concurrentielle. L’enjeu du net est bien maintenant de générer une audience. Les efforts et les investissements déployés par certains pour la générer méritent d’être protégés.

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