SAP / Diageo : un litige emblématique à analyser avec nuance

Pour lire l’article d’Olivier de Courcel du 13 mars 2017 pour CIO Online.

Les enseignements de la décision SAP c. Diageo, déjà très commentée, résident aussi bien dans ce qu’elle contient que dans ce qu’elle ne contient pas. La distinction est d’importance pour ceux qui l’invoquent sur le continent.

Rappelons brièvement que l’éditeur SAP assignait Diageo en paiement de redevances de licence à raison de l’utilisation de ses logiciels via des logiciels fournis en ligne à Diageo par Salesforce. La licence de SAP à Diageo portait essentiellement sur les modules ERP et CRM de la gamme « mySAP Business Suite » et comprenait une base de données Oracle. Diageo y avait interfacé deux modules de Salesforce : un module « Gen2 » permettant à ses commerciaux d’utiliser des données relatives à la gestion et au suivi des ventes auprès des clients, et un module « Connect » permettant aux clients et distributeurs de Diageo de saisir des commandes dans SAP via un portail internet. SAP demandait à voir les utilisateurs des modules Salesforce considérés comme des utilisateurs de ses modules ERP et soumis à redevance de licence en tant qu’Utilisateurs Nommés.

Les principales questions posées au juge britannique étaient de savoir si, du point de vue du contrat SAP, seuls des « Utilisateurs Nommés » étaient autorisés à accéder aux modules SAP, et si, du point de vue de la configuration technique de Diageo, les utilisateurs de Salesforce devaient être considérés comme « utilisant » aussi les modules de SAP. Par sa décision du 16 février 2017, la High Court of Justice du Royaume-Uni répond de manière positive et fait droit sur le principe à la demande de l’éditeur.

L’utilisation indirecte est-elle la même des deux côtés de la Manche ?

L’une des bases principales d’enseignement, y compris pour les utilisateurs français, réside dans ce que le jugement considère que les questions qui lui sont posées relèvent seulement de l’interprétation du contrat.

Comme tout jugement qui se respecte, il commence par exposer la règle de droit applicable en la matière. Comme en France, il s’agit de rechercher l’intention commune des parties. Mais cette recherche est ici encadrée par la « plain meaning rule » du droit anglo-saxon : dans la mesure où le texte du contrat ne présente pas d’ambiguïté, le sens du contrat doit être déterminé à partir de ce seul texte, sans recourir à quelque source externe que ce soit. Par conséquent le contrat doit être lu de manière objective, comme le ferait une « personne raisonnable », certes en tenant compte des faits et circonstances connus des parties à l’époque, mais sans s’occuper des intentions particulières de l’une ou l’autre.

On observe ainsi des nuances par rapport à l’approche juridique française qui ne s’interdit pas, par exemple, de rechercher l’intention des parties contractantes dans tout comportement postérieur au contrat et de nature à la manifester, ou même dans des éléments extrinsèques au contrat mais manifestes malgré des clauses claires en sens contraire.

En l’espèce, sur la base de sa règle d’interprétation, le tribunal britannique exclut toute preuve d’intentions contraires (telles qu’elles pourraient résulter des négociations entre les parties, par exemple, ou de la démonstration d’un manque d’information sur la tarification proposée). De même, le jugement écarte toute discussion fondée sur la « valeur commerciale » des droits de licence en cause. Surtout, le jugement lit le contrat sans se référer de quelque façon que ce soit au droit commun : toute la problématique de l’utilisation indirecte se trouve ainsi enfermée dans les seuls termes du contrat Diageo.

Par nature, ces règles d’interprétation limitent grandement la portée du jugement, même pour d’autres justiciables britanniques. D’autant plus que le contrat Diageo apparaît, sur la base des nombreuses citations que le jugement en donne, comme ayant été largement sinon intégralement négocié par les parties. Au regard de la dépense totale en redevances de licence et de maintenance (entre 50 et 61 millions de livres), un contrat sur mesure ne semblait pas injustifié. Mais il en résulte l’absence de toute référence aux conditions contractuelles standards de SAP, y compris en matière de pricing, ce qui limite toute extrapolation aux contrats habituels de l’éditeur, que ce soit au Royaume-Uni ou ailleurs.

L’enjeu de ces règles d’interprétation apparaît clairement à propos de la définition des termes « utilisation » et « indirect », qui est au cœur de la problématique appréhendée par la décision.

Le contrat Diageo définissait l’ « Utilisateur Nommé » comme ceci : « an individual representative (e.g. employee, agent, consultant, contractor) of the Customer, a Group Company, an Outsource Provider or a Supply Chain Third Party who is authorised to access the Software directly or indirectly (e.g. via the Internet or by means of a hand-held or third party device or system). »

En intégrant les employés des clients et fournisseurs de Diageo et en donnant quelques exemples d’accès indirect, cette définition posait explicitement la nécessité d’un droit de licence pour les accès indirects. Mais le contrat n’était pas plus précis sur le contenu de ces notions. C’est pourquoi le juge britannique propose sa propre définition : « le sens manifeste d’« utilisation » dans le contexte du Contrat est application ou manipulation du logiciel mySAP ERP ». La suite de la décision montre qu’en réalité, c’est le critère de l’« interaction » que le juge retiendra : si l’utilisation d’une fonctionnalité des modules Connect ou Gen2 de Salesforce interagit avec un logiciel SAP, alors ce dernier est lui aussi utilisé.

Sur le caractère « indirect », le juge procède à une démarche inverse. Partant des faits, il constate qu’un client de Diageo utilisant Connect doit accéder à ou utiliser mySAP ERP de manière indirecte, en passant par le module SAP Process Integrator (PI), afin de pouvoir finaliser une commande. Le juge considère que le terme « système » couvre l’usage ou l’accès via un module comme PI. Ainsi, les exemples d’accès indirects inclus par les parties contractantes dans la définition d’« Utilisateur Nommé » citée plus haut se trouvent, en quelque sorte, mis à jour. Dans la liste du contrat qui évoquait les moyens matériels d’accès aux logiciels (à savoir réseau internet, terminal utilisateur et autres « systèmes »), le terme « système » est pris dans son  sens le plus large, c’est-à-dire comme couvrant des moyens logiciels aussi bien que matériels. Dans le contexte de la définition et de l’année du contrat (2004), qui pouvaient faire comprendre l’« accès indirect » comme un « accès à distance », cette interprétation du terme « système » semble quelque peu extensive.

Quoiqu’il en soit, pour les clients actuels de l’éditeur qui oublieraient de lire (et négocier) le contrat-type qui leur serait proposé par SAP, ce débat sur la notion d’« utilisation » aurait aujourd’hui un tout autre contenu puisqu’une définition leur est désormais fournie : « ‘Utiliser/Utilisation’ signifie activer les fonctionnalités du Progiciel, charger, exécuter, employer le Progiciel et y accéder, ou afficher des informations résultant desdites fonctionnalités ». Et, selon les versions des contrats-types, la possibilité d’une utilisation ou d’un accès « indirect » ne serait pas nécessairement aussi explicite que dans la définition du contrat Diageo. C’est précisément ce qui pose problème pour les représentants des utilisateurs, qui demandent une clarification des conditions de vente standards de l’éditeur.

Y a-t-il hold-up sur les données ?

En effet, le critère portant sur « l’affichage des informations résultant des fonctionnalités du progiciel » ne manque pas d’interpeller. Selon certains auteurs, cela imposerait d’acquitter des redevances non plus seulement pour la licence du logiciel, mais aussi pour le droit d’utiliser les données à la sortie du logiciel, au motif que les données sortantes ne seraient plus tout-à-fait les mêmes que les données initialement saisies par les utilisateurs. De vigoureux rappels à l’ordre déclarent que les données confiées aux systèmes SAP n’appartiennent pas à SAP mais à ses clients, et que ces derniers doivent pouvoir en faire ce qu’ils veulent une fois qu’elles ont été extraites de SAP.

En réalité, les règles d’interprétation françaises devraient amener à lire la définition standard du terme « utiliser » comme visant l’affichage, dans le logiciel, des informations résultant du traitement effectué par le logiciel. Et les critères de l’« utilisation » ne peuvent pas être compris sans référence au droit commun, dont ils s’inspirent : selon la directive UE du 23 avril 2009 sur la protection juridique des programmes d’ordinateur, la personne habilitée à utiliser la copie d’un logiciel est autorisée à en effectuer le chargement, l’affichage, l’exécution, la transmission et le stockage. Ces critères paraissent un peu plus précis, ou complémentaires, par rapport à celui de l’ « interaction » retenu par le jugement britannique.

Quoiqu’il en soit, si les données des clients étaient retenues dans un logiciel sous peine de payer une redevance à la sortie, cela ne serait pas sans poser question par rapport à d’autres principes de droit commun qui, pour le coup, sont impératifs. Soulignons en premier le nouveau principe de « portabilité des données », institué par le règlement UE du 27 avril 2016 relatif à la protection des données à caractère personnel : toute personne qui a communiqué ses données personnelles dans le cadre d’un traitement nécessaire à l’exécution d’un contrat sera prochainement en droit de les récupérer auprès du responsable de traitement, dans un format structuré, couramment utilisé et lisible par machine, de sorte à pouvoir les transmettre à un autre. Par exemple, l’employé qui demandera son historique de cotisations sociales à l’employeur qu’il quitte devra l’obtenir dans un format interopérable, c’est-à-dire réutilisable avec d’autres logiciels.

Quel prix peut-il se justifier ?

En second lieu et de manière plus immédiate, le principe d’interopérabilité impose aux éditeurs de permettre à leurs programmes d’ordinateur de communiquer et fonctionner avec d’autres éléments des systèmes informatiques et avec des utilisateurs. Selon la directive de 2009, l’interopérabilité consiste dans la capacité d’échanger des informations et d’utiliser mutuellement les informations  échangées. L’interopérabilité est naturellement assurée par les interfaces du programme, dont la directive souligne que seule l’expression est protégée par le droit d’auteur, à l’exclusion des idées et principes qui sont à leur base. Aussi le principe d’interopérabilité se traduit-il par le droit de décompiler les éléments nécessaires à la réalisation d’interfaces.

La mise en œuvre de l’interopérabilité amène des questions importantes pour l’architecture des systèmes d’information, par exemple sur la légitimité de l’obligation de prendre licence d’un module spécialement destiné à assurer l’interopérabilité, comme SAP PI dans le cas Diageo, plutôt que d’autoriser la création d’interfaces directement sur d’autres modules. La question est d’autant plus cruciale quand le module d’interface n’est payant qu’en cas d’utilisation avec des applications tierces, comme en l’espèce. De l’autre côté, on peut s’interroger sur l’intérêt pour le client de placer sa base de données (en l’espèce, un runtime Oracle) au cœur de son ERP plutôt qu’en-dehors.

Dans un contrat où le client est autorisé à utiliser des interfaces ouvertes et même à en créer, néanmoins, le sujet de l’interopérabilité soulève moins une question de principe qu’une question de tarif.

Si les autres droits impératifs accordés aux utilisateurs, comme faire une copie de sauvegarde ou tester le fonctionnement de leur programme, peuvent être exercés sans qu’un prix spécifique y soit attaché, on peut se demander pourquoi il n’en irait pas de même avec le droit de mettre en œuvre l’interopérabilité. Or c’est bien dans ce sens qu’a cas tranché en France la Cour de cassation, dans une décision du 20 octobre 2011.

Un informaticien avait créé sa propre société pour développer un logiciel destiné aux huissiers de justice, dont il avait déjà réalisé différentes versions auparavant chez un employeur. Ne trouvant pas matière à critiquer le nouveau produit, que l’informaticien avait sans doute pris la peine de réécrire, l’ancien employeur reprochait à ce dernier d’avoir pris copie des anciennes versions et de les avoir modifiées non pas tant pour leur permettre de communiquer avec le nouveau produit, que pour pouvoir les remplacer purement et simplement par ce dernier. Un expert informatique avait en effet pu constater à  la fois l’utilisation d’un logiciel d’extraction de données et le fait qu’une migration fiable, rapide et sécurisée des données était capitale en l’espèce pour permettre aux clients de ne pas perdre les données de leur étude.

La Cour de cassation rejetait la critique de l’ancien employeur en observant que l’informaticien avait travaillé sur un exemplaire de l’ancien logiciel qui était détenu sous licence par ses clients. Il avait donc le droit d’intervenir sur ce logiciel et de l’examiner, voire de le décompiler si cela avait été nécessaire. Surtout, la haute juridiction affirmait que le contrat de licence, qui n’autorisait pas explicitement le transfert de données vers des logiciels tiers, ne pouvait pas néanmoins s’opposer au droit, pour les utilisateurs, de faire effectuer les opérations nécessaires à la migration de leurs données vers leur nouveau produit.

Une décision dans le même sens a été rendue en 2012 dans une affaire opposant l’UMP à l’éditeur Oracle.

Cette jurisprudence, qui milite pour une interopérabilité sans frais, est éclairante pour les cas de réversibilité, en fin de licence. Mais la question de la redevance potentiellement due en cas d’utilisation récurrente d’un programme via un autre n’est pas nécessairement aussi simple.

La directive européenne de 2009 apporte des éléments de réponse, en posant que l’interopérabilité ne doit pas causer un préjudice injustifié aux intérêts légitimes du titulaire du droit (l’éditeur). En même temps, elle rappelle le risque d’un abus de position dominante si l’éditeur refuse de mettre à disposition  l’information nécessaire pour l’interopérabilité. Or  le même risque pourrait apparaître en cas d’abus, par exemple, dans le prix des modules destinés à l’interopérabilité, s’il était fixé sans rapport raisonnable avec la valeur économique de la prestation fournie.

Cette analyse qui débouche sur le droit de la concurrence nous ramène, en fait, à l’un des principaux apports de la décision Diageo : dans la fixation du prix de licence, tout est question d’équilibre. Même si l’existence d’utilisateurs indirects est reconnue, le jugement britannique ne les classe pas tous dans la catégorie la plus chère, qui pouvait aboutir aux 54 millions de livres réclamés par SAP.

Le juge britannique nous livre, en réalité, une analyse assez fine des fonctionnalités mises en œuvre par les différents types d’utilisateurs, et le calcul de redevances qui devrait en résulter devrait être plus nuancé que ce que l’on pouvait craindre au premier abord. Finalement, en limitant son intervention à la seule analyse du contrat qui lui était soumis, le juge britannique n’est pas nécessairement d’une grande aide pour les autres utilisateurs du logiciel. Mais il ouvre la porte à une analyse qui, sur les plans technique et économique, pourrait ne pas être si éloignée de celle qu’effectuerait un juge français – avec ou sans Brexit.

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